Electrome,
une nouvelle vue
sur le vivant
Le projet d’éco-poïesis consiste pour partie à poser nos capteurs sur le réel suprasensible, toucher ce qui déjoue incidemment les représentations trop définitives et fait apparaître de nouveaux possibles. La bioélectricité et le concept d’électrome pourraient bien être de ces thèmes qui reprogramment les regards et les territoires de recherche. Quoi de mieux pour inspirer la prospective de cette rentrée 2025 ?
Toutes les cellules parlent un langage électrique
Depuis quelque temps, un courant à bas bruit parcourt les réseaux de l’industrie cosmétique. Lucas Meyer Cosmetics by Clariant présente de manière un peu confidentielle un actif qui convertit la lumière bleue en lumière blanche et touche ainsi à la façon dont l’énergie lumineuse impacte la communication intracellulaire. La TechBio NETRI suscite beaucoup d’intérêt auprès des marques et des fournisseurs avec son modèle prédictif basé sur le concept de signature digitale des actifs. La technologie est née de la rencontre entre l’expertise microfluidique, le machine learning et la capacité à mesurer avec des micro-électrodes l’activité électrique des neurones. Au printemps, Lubrizol lançait Lectroglaze un actif présenté comme augmentant la présence de bactéries électrogènes sur la peau ainsi que les niveaux électriques naturels de la peau – signalé comme un « champ de force » antioxydant. Da façon plus fondamentale, des scientifiques curieux ont largement partagé en ce début d’année un article de Yu et Granick (1). Il présente des données neuves sur l’existence de signaux électriques transitoires rapides entre kératinocytes émis suite à une microblessure. Ces propositions font écho à des applications déjà commercialisées : pansements électriques favorisant la cicatrisation de plaies résistantes, « devices » induisant des micro-courants pour régénérer la peau ou augmenter la pénétration des actifs… Toutes ensembles, ces propositions esquissent un prisme neuf à travers lequel décrypter la peau.
Intégrer l’électrome
Longtemps, l’imaginaire de la bioélectricité a été circonscrit au domaine neuronal. Pourtant, dès les années cinquante, les travaux du danois Hussing mettent en évidence l’existence d’une dimension électrique des tissus épithéliaux. Il pose les concepts fondamentaux qui permettront par exemple le décryptage de la mucoviscidose dans les années quatre-vingt comme étant le résultat d’une dérégulation du canal CFTR. Au niveau cellulaire, dans ces mêmes années, des travaux sur les lymphocytes montrent que l’inhibition de canaux ioniques peut avoir des effets sur la capacité des cellules à proliférer ou à se différencier. Quelque chose de l’ordre d’un corps électrique se dessine. En 2016, le biologiste belge Arnold De Loof dans un article de Communicative & Integrative Biology introduit le terme d’électrome pour désigner la totalité des courants ioniques (et, par extension, des champs qu’ils génèrent) d’un organisme vivant, du niveau cellulaire jusqu’au niveau de l’organisme. Plus récemment, Levin explore le concept d’un véritable langage électrique entre les cellules non neuronales, voire d’une dimension bioélectrique capable de moduler le comportement des cellules, au-delà de la dimension génétique.
En vérité et sur un autre plan, ce lien entre l’électricité et le vivant est bien plus ancien. Plus ancien même que la foudre du Dr Frankenstein ou que la cuisse de grenouille de Galvani. Le mot électricité nous vient du grec Elektron, c’est-à-dire l’ambre. Quel rapport ? Thalès aurait observé qu’en frottant un morceau d’ambre, celui-ci attire de petits objets. Dans ce temps-là, le mouvement manifeste la vie, et donc la présence d’une anima. L’interprétation est erronée mais le mot « électricité » a toujours gardé comme la trace d’un désir, de voir comme un lien originel entre le phénomène électrique et le vivant. Aujourd’hui, la bio-électricité comme mode de communication intercellulaire et inter-espèces, mais aussi comme mode de programmation cellulaire, ouvre la possibilité d’une nouvelle dimension à intégrer, se présenter comme un véritable prisme mésoscopique sur le vivant.
Et produire de nouvelles images
L’électrome appelle de toutes nouvelles voies de recherche. Électroperméabilisation et électroporation. Modulation de fonctions cellulaires.. Mais il invite aussi à de nouvelles représentations du corps, de la peau, une nouvelle pensée du portrait, de nouvelles images de la beauté.
À propos de la photographie, le Lagos Photo festival posait tout dernièrement cette question : capturons-nous la vérité ou construisons-nous un piège ? Chaque cadre est une décision, le cumul des décisions code des biais scopiques. L’objectif aplatit ainsi les identités en clichés. C’est quelque chose que nous connaissons bien dans l’industrie de la beauté qui a largement contribué à faire de la peau une surface lisse, un masque idéal, une seconde peau aspirationnelle. Mais l’objectif, celui de l’appareil photo comme celui du regard scientifique, peut aussi, par un pas de côté, produire des ruptures.
Or précisément, depuis quelques années la photographie nous présente des portraits qui nous invitent à basculer du côté du suprasensible, à ne plus voir des individus dont le corps visible, la surface peau et l’expression diraient toute l’identité.
Le projet Radiant Human de Christina Lonsdale propose de cultiver le sens de l’éphémère et de rendre tangible la métaphysique. Son dispositif photographique utilise des électrodes placées sur les mains, qui, grâce à un algorithme propriétaire, associent une mesure de la bioélectricité à une couleur ; cette couleur est ensuite restituée sous forme de double exposition, produisant une aura !

Vincent Fournier
Dans sa série Post Natural History, Vincent Fournier construit un imagier comme une histoire naturelle du futur et donne à voir d’étranges évolutions d’une faune hybride ayant intégré des éléments technologiques. J’y ai trouvé une tortue céleste noire. Sa carapace laisse voir le scintillement d’une galaxie, comme si cet être, lent, à ras du sol, tout carapaçonné, ultra-terrestre en somme, savait rayonner d’une dimension cosmétique, éthérée.
Cet été, l’exposition « The Church of our Becoming » de Yulia Mahr, donnait à voir des corps non comme nous avons appris à les décoder selon les règles de la statuaire grecque, mais comme des êtres dont la photographie thermique révèle la présence éphémère, vivante et émotionnelle. Quelque chose vibre sous la peau.
Next
Les récits de la beauté ont toujours aimé voisiner avec l’ordre de la métaphysique. Avec la bioélectricité elle a l’opportunité d’explorer un territoire qui n’est ni tout à fait de l’ordre du matérialisme moléculaire ni de l’ordre des canons de la beauté plastique. La bioélectricité nous donne à toucher à une réalité plus fluctuante, nous invite à connecter l’émotion esthétique à une dimension plus énergétique du corps. Êtes-vous prêts à recharger vos concepts produits tout autant que votre imaginaire ?
(1) S. Yu, & S. Granick, Electric spiking activity in epithelial cells, Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 122 (12) e2427123122, https://doi.org/10.1073/pnas.2427123122 (2025).