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en quête de soi

05.07.2025

10 minutes

La beauté
en quête de soi

Prospective beauté. Photographie Sari Soininen

La beauté
en quête de soi

  • De la Beauté
  • Emotion Care
  • Innovation sensible
  • Moi Peau
  • Prospective
  • A la faveur des nouvelles avancées en neurosciences et d’une époque inquiète marquée par les questions de santé mentale, la beauté s’intéresse au bien-être.  Elle pourrait même y trouver une raison d’être plus forte. Il ne s’agit plus d’apparence mais de révéler la meilleure version de soi-même, en intégrant éveil des sens, santé, longévité, et épanouissement.  Quelque chose comme une praxis dermo-esthétique du « connais-toi toi-même ». Et de fait, ce discours sous-tend celui de la quasi-totalité des marques qui cosmétiques. Alors, pour celles et ceux qui cultivent le sens de la diversité, le temps est peut-être venu de porter la prospective beauté et bien-être sur le souci de soi, c’est à dire d’en interroger l’apparente évidence.

    (L’image, et c’est important, est signée par la photographe Sari Soininen. Rendez-vous à la fin de l’article pour en savoir plus).

    Gisèle Bündchen est-elle post-socratique ?

    Il y a des expériences édifiantes. En tirant mon chariot en plastique rouge devant le rayon hygiène-beauté d’un super marché Auchan, au-dessus des shampooings, je trouve des citations affichées comme des invitations à la quête de soi.

    • « La beauté commence où vous décidez d’être vous-même » Coco Chanel
    • « Soyez vous-même, tous les autres sont déjà pris » Oscar Wilde
    • « J’accepte la grande aventure d’être moi » Simone de Beauvoir

    Ah ! Voici donc que la cosmétique tiendrait désormais de l’aventure philosophique et proposerait comme une extension de la fameuse maxime delphique : « connais-toi toi-même ». La cosmétique, mais peut-être pas seulement.

    « La Belle Vie », c’est le thème en couverture de Voque France pour son numéro de juin / juillet. Moi, je crois que j’ai voulu lire « la vie belle » comme on cherche à définir « la vie bonne » en philosophie – malgré la photo de Gisèle Bündchen à Saint Barth. Alors, j’ai été curieux de lire l’édito :

    « Le mot épanouissement m’est revenu tout au long de ce numéro. Un mot simple, mais chargé de sens. L’épanouissement, c’est cet état subtil où l’on se sent pleinement soi, en harmonie avec son corps, son esprit, ses choix. Un sentiment profond d’accomplissement, de clarté et de joie. Notre cover star, Gisèle Bündchen l’incarne à la perfection. »

    Donc, je n’étais pas loin. La Belle Vie, ce n’est pas la chanson de Sacha Distel ou les vacances à Saint Barth. Le titre fait bien référence à quelque chose de l’ordre d’un nouvel ethos de notre époque – une pensée qui invite à la découverte de soi… Et à la responsabilité qui incombe à chacun de réaliser la meilleure version de lui-même.

    Happycratie, vers un totalitarisme du bonheur ?

    En 2018, la sociologue Eva Illouz et le psychologue Edgar Cabanas publient Happycratie ou « comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies ».

    Les auteurs y retracent la façon dont le bonheur est progressivement devenu une notion objective, universelle et mesurable entrant puissamment en résonance avec une vision du monde individualiste, technocratique et utilitariste. Le « bonheur » ou le « bien-être » deviennent un indice de performance éclairant la façon de guider chaque pan de la vie sociale (politique, armée, éducation, entreprise…) et privée (psychologie, médecine, développement personnel, beauté…).

    Pour mesurer leur efficacité, les instances politiques se dotent d’indices comme le Bonheur National Brut, l’Indice de bien-être économique, l’Indice de bien-être durable, l’Indice de développement humain ou le Your better life index.

    Dans le monde de l’entreprise, bien-être, performance et réussite deviennent intimement liés. Coca-Cola fonde le Coca-Cola Institute of Happiness et publie des Happiness Barometers. Google, Lego ou IKea se dotent de Chief Happiness Officer. Le programme « Search Inside Yourself » de Google conjugue méditation de pleine conscience, neurosciences et intelligence émotionnelle pour renforcer la créativité et la résilience des salariés. L’objectif ? Améliorer le bien-être individuel pour accroître la performance et l’innovation collectives.  Chaque salarié devient une petite entreprise individuelle dont le projet est orienté par la réalisation de soi.

    Et cela s’apprend dès le plus jeune âge. Au Royaume Uni, le programme SEAL (Social and Emotional Aspects of Learning) propose « une approche globale à l’échelle de l’établissement visant à promouvoir les compétences sociales et émotionnelles qui sont à la base d’un apprentissage efficace, d’un comportement positif, d’une assiduité régulière, de l’efficacité du personnel et de la santé émotionnelle et du bien-être de toutes les personnes qui étudient et travaillent au sein des écoles. » Selon les auteurs d’Happycratie, il est introduit dans 90 % des écoles primaires britanniques et 70 % des établissements secondaires.

    Seulement voilà, la qualité scientifique des études et l’efficacité des programmes interrogent l’évidence de leur bien-fondé. La vision proposée occulte quasi totalement le fait que chaque individu s’inscrit lui-même dans un écosystème et tend à faire de l’individu un être autonome de pure volonté. Et, en amont, il n’est même pas certain que le projet de se connaître, de s’épanouir, de gagner en performance, en résilience et en longévité aille sans poser questions.

    L’ennui avec le bonheur

    Tout système de pensée produit toujours son envers. Concrètement un certain nombre de travaux nous montrent que la psychologie positive érigée en vision du monde a pour corollaire la production de natures égotistes, dans l’attention constante à ses émotions, une plus grande vulnérabilité, davantage de dépressions, voire de suicides, davantage de dépendance aux thérapies.

    Les travaux de Katherine Ecclestone et Dennis Hayes sur le « tournant thérapeutique de l’éducation » montrent que la théorie de l’empowerement « – encourage un moi diminué, vulnérable et fragile : la démarche infantilise les élèves, privilégie un souci de soi purement émotionnel aux dépens de la réflexion intellectuelle – ils finissent par tomber sous la dépendance de l’expertise thérapeutique et de l’évaluation psychologique. »  Et d’aucuns s’étonnent dur recul de la pensée rationnelle…

    Mais avant tout, et pour en revenir au projet lui-même, en affirmant que le soi peut être réalisé, actualisé, ou augmenté on suppose que chacun peut le connaître, c’est-à-dire le cerner, l’atteindre, le définir. Or précisément, le soi est toujours possiblement une fiction. Voire plusieurs. Le philosophe Tristan Garcia évoque la possibilité suivante : « on n’entretient jamais des rapports avec soi-même, on entretient des rapports avec des images de soi, des petites figures qu’on se construit de soi-même ». Partir à la recherche de soi, réaliser le soi, tiendrait d’une pure construction. Mais alors que peut signifier l’invitation antique à se connaître soi-même ? À l’origine, l’invitation est précisément un questionnement sur ce qu’on peut réellement connaître de soi – comment distinguer ce qui relève d’une opinion et ce qui relève d’une véritable connaissance. Et le questionnement n’est pas autocentré. Il s’inscrit dans une perspective plus large : savoir quelle est notre place dans le monde et, partant, savoir ne pas dépasser ses limites. Sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes, le « connais-toi toi-même » voisine avec le « Mēdén ágan »,  « rien de trop »… Pas tout à fait la même chose que l’aspiration à une version augmentée de soi. Le même Tristan Garcia évoque une sorte de collision, de carambolage qui aurait eu lieu entre la pensée socratique et celle du développement personnel.

    Faire monde : pour une prospective beauté et bien-être du soin de soi

    La réalisation de soi et le bien-être sont devenus le Graal du grand récit contemporain. La longévité devrait en affûter le projet en le plaçant dans le domaine de la santé. L’IA devrait pouvoir l’accélérer au point de saturer tout l’imaginaire du « souverain bien ». La logique de ce récit paraît si puissante, si imparable que l’on se demande si un récit alternatif est encore possible. C’est à cet endroit que les marques devraient penser l’éthique. Que les visionnaires pourraient s’ériger en créateurs. Lorsqu’un discours devient à ce point totalisant, épuise à ce point les possibles, il me paraît urgent d’aller voir ailleurs et tenter de trouver d’autres chemins. Une piste ? La prospective beauté et bien-être pensée comme archéologie du présent, nous invite à re-situer la quête de soi dans un être au monde. Alors porter son attention à ce qui permet de tisser des liens. Regarder l’individu comme un holobionte. S’intéresser aux interactions symbiotiques. Explorer les façons dont le soin crée des ouvertures. Mettre l’individu en dialogue avec l’autre.

    Pour aller plus loin

    Le bien-être vous intéresse ? Vous souhaitez creuser la question et porter un discours différent ? Interrogez-nous pour l’organisation d’un séminaire thématique ou un atelier d’innovation.


    Photographie : Sari Soininen

    La photographie, celle des photographes, saisit des choses qui échappent aux mots. Eco-poïesis aime faire entrer en conversation photographie et texte. La photo d’ouverture est une œuvre de la photographe finlandaise Sari Soininen , représentée en France par l’agence Marie Valat . A travers son travail, inspirée par ses expériences mystiques personnelles, elle propose une vision onirique du monde et donne à voir une véritable réalité alternative. Réalisées sans intelligence artificielle, ses images prennent forme grâce à des poses longues, des flashs et des filtres colorés, donnant à voir une réalité altérée et poétique.

    « Shallow Waters, Misty Waves » est le titre de son dernier livre, un projet photographique qui explore la beauté cachée du quotidien et la part de mystère que recèle la nature. Inspiré par les croyances populaires finlandaises, la religion et la philosophie, ce travail propose des images oniriques et sensibles, capturant des états intérieurs difficiles à exprimer par les mots.

    Dans un monde dominé par la technologie et les distractions, notre regard ne s’attarde plus sur les choses simples qui nous entourent. Ce livre invite à redécouvrir cette magie oubliée, en contemplant plus attentivement les détails du réel.